L’article 32 (alinéa 1er) de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ne permet pas à un Etat d’engager une poursuite en diffamation, dans la mesure où il ne peut pas être assimilé à un particulier au sens de la loi.
C’est l’enseignement qu’il convient de tirer d’un tout récent arrêt rendu par la Cour de cassation le 10 mai 2019 dans une affaire qui opposait le Royaume du Maroc à l'un de ses ressortissants qui avait été interviewé dans la presse (pourvoi n°17-84.511).
En droit français, la liberté d’expression est l’une de nos libertés fondamentales.
Selon la jurisprudence développée tant en France qu’au niveau européen, les atteintes portées à l’exercice de la liberté d’expression s’interprètent comme devant être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi.
Or, il ne résulte pas de l’article 8 de ladite Convention Européenne des droits de l’homme qu’un Etat puisse se prévaloir de la protection de sa réputation pour limiter l’exercice de cette liberté. Ce droit est réservé aux personnes physiques ou morale.
De même, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ne consacre pas au bénéfice des Etats membres la possibilité de créer, au visa de l’article 6-1 de la Convention, un droit matériel de caractère civil en ce sens, sans base légale.
Ainsi, la Cour de cassation a-t-elle rappelé dans cet arrêt du 10 mai 2019 que le droit processuel français ne donne pas aux Etats la possibilité d’agir en réparation du préjudice qui résulterait d’une diffamation dont il s’estimerait victime.
Dans cette espèce, le Royaume du Maroc, représenté par son ministre de l’intérieur, avait fait citer, le 26 février 2015, un de ses ressortissants, devant le tribunal correctionnel de Paris, du chef de diffamation publique envers un particulier.
Il mettait en cause des propos qu’avait tenu un jeune sportif marocain sur plusieurs chaînes télévisées françaises en marge de la manifestation du 11 janvier 2015. Cette affaire allait nourrir un désaccord diplomatique entre Paris et Rabat.
Le 29 décembre 2015, le Royaume du Maroc déposait deux plaintes avec constitution de partie civile pour diffamation publique l’une contre un organe de presse, et l’autre contre une maison d’édition et le même ressortissant que celui visé par la première citation.
Ces différentes actions ont été déclarées irrecevables au motif que le Royaume du Maroc ne pouvait être assimilé à un particulier au sens de l’article 32 alinéa 1er de la loi du 29 juillet 1881.
Le Royaume du Maroc a alors formé trois pourvois en cassation.
C’est l’assemblée plénière de la Cour de cassation qui a eu à les juger.
A l’occasion de ces pourvois, le Royaume du Maroc a déposé trois questions prioritaires de constitutionnalité.
Deux de ces questions ont été déclarées irrecevables par arrêts du 17 décembre 2018 (pourvois n°17-84.509 et 17-84.511).
Par un arrêt du même jour, répondant à la question prioritaire de constitutionnalité invoquant, au visa des articles 6 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, une différence de traitement injustifiée entre l’Etat français et les Etats étrangers dans l’exercice du droit à un recours juridictionnel en méconnaissance du principe d’égalité devant la justice (pourvoi n° 18-82.737), l’assemblée plénière de la Cour a dit n’y avoir lieu de la renvoyer au Conseil constitutionnel.
La Cour de cassation l’avait jugée dépourvue de caractère sérieux au motif qu’il n’existait aucune différence de traitement entre l’Etat français et les Etats étrangers puisque ni l’un ni les autres ne peuvent agir sur le fondement de la loi du 29 juillet 1881.
Les pourvois ont donc été examinés au fond.
C’est le sujet que la Cour de cassation a donc tranché dans son arrêt du 10 mai 2019.
L’assemblée plénière avait en effet à se prononcer sur le principe du « droit à la protection de la réputation des Etats dans une société démocratique », après qu’elle a confirmé qu’un Etat ne peut être assimilé à un particulier au sens de l’article 32, alinéa 1er, de la loi du 29 juillet 1881.
Elle rejette les pourvois du Royaume du Maroc en considérant qu’aucun Etat même s’il se dit être victime d’une diffamation ne peut agir en réparation du préjudice qui en résulterait.
Elle retient, d’abord, que l’article 32 alinéa 1er de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ne permet pas à un Etat, qui ne peut pas être assimilé à un particulier au sens de ce texte, d’engager une poursuite en diffamation sur le fondement de cette loi.
Elle rappelle, ensuite, que, selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH, 21 février 1986, James et autres c. Royaume-Uni, n° 8793/79, § 81 ; CEDH, 14 septembre 2017, Károly Nagy c. Hongrie [GC], n° 56665/09), les organes de la Convention ne peuvent pas créer, par voie d’interprétation de son article 6-1, un droit matériel de caractère civil qui n’a aucune base légale dans l’Etat concerné, en sorte qu’aucun Etat ne peut agir en réparation de son préjudice résultant d’une diffamation et qu’il n’existe aucun droit substantiel dont le droit processuel devrait permettre l’exercice en organisant, conformément à l’article 6-1 précité, un accès au juge de nature à en assurer l’effectivité.
D’où il suit, selon la Cour de cassation, qu’à supposer que la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales puisse être invoquée, le moyen présenté par le Royaume du Maroc ne peut être accueilli en aucune façon.
En clair, sans avoir à se prononcer sur l’invocabilité par un Etat de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, l’assemblée plénière de la Cour de cassation juge qu’en l’absence de droit substantiel résultant du droit interne ou du droit conventionnel, l’accès au juge, qui a pour fonction de faire valoir un droit, est sans fondement et ne peut être considéré comme méconnu.
L’action en diffamation du Royaume du Maroc ne pouvait prospérer.
Elle aurait tout aussi bien pu concerner l’Etat français.
ATTENTION (Nota Bene) : L’article 31 alinéa 1er de la loi de 1881 punit la diffamation commise, à raison de leurs fonctions ou de leur qualité, envers le Président de la République, un ou plusieurs membres du ministère, un ou plusieurs membres de l'une ou de l'autre Chambre, un fonctionnaire public, un dépositaire ou agent de l'autorité publique, un ministre de l'un des cultes salariés par l'Etat, un citoyen chargé d'un service ou d'un mandat public temporaire ou permanent, un juré ou un témoin, à raison de sa déposition.
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Arnaud de SAINT REMY
Avocat Associé – Ancien Bâtonnier de l’Ordre des avocats
Ancien président de la Conférence Régionale des Bâtonniers de Normandie
En charge du pôle Droit de la presse, des médias et de l’Internet
ARRÊT N°645 DU 10 MAI 2019 (17-84.511) RENDU PAR LA COUR DE CASSATION ASSEMBLÉE PLÉNIÈRE